« Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire ; sa beauté à tout le monde. C'est donc dépasser son droit que le détruire. » Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs , 1832
Réjouissons-nous ! Les archives sont aujourd'hui à l'honneur. Longtemps des laissées-pour-compte, les archives sont désormais appréciées à leur juste valeur : le 1er septembre 2006, la Ville de Diekirch et les Archives Nationales du Grand-Duché de Luxembourg ont lancé le projet intitulé Centre des Archives Régionales Nordstad .
Ce centre tant attendu suscite un vif intérêt car l'expérience transmise est en déclin, dans un monde qui a perdu ses repères, atomisé par un système social qui efface les traditions et morcelle les existences [1]. En effet, jamais auparavant on ne s'était tant appuyé sur les archives pour affronter un avenir incertain fragilisé par la toute puissance de la technologie et une « déterritorialisation » [2] qui ont tendance à saper les fondements de la vie en communauté et des valeurs collectives [3].
Mais, avant de continuer ce plaidoyer, quelques considérations terminologiques. Par archives, nous entendons « l'ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l'exercice de leur activité » [4].
Cette conception large a plusieurs conséquences essentielles. Tout d'abord, la forme physique et le support du document n'interviennent pas dans cette notion. « Archives » ne signifie donc pas uniquement papiers, mais aussi films sur support photographique, enregistrements sur bande magnétique, données fixées sur une disquette ou sur un cédérom, etc. Ensuite, « archives » ne signifie pas vieux papiers ; un document a la qualité d'archives dès sa création, puisque aucune condition d'ancienneté n'est requise. En outre, elles visent toutes les activités humaines suivant la règle d'or du cosmopolitisme tirée du Heautontimoroumenos (163 av. J.-C.) de Térence : « Homo sum : humani nil a me alienum puto » (Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger). Enfin, les archives ne sont pas conçues à l'origine pour servir l'histoire. Ce n'est qu'au fil du temps qu'une partie d'entre elles acquiert une finalité historique.
Cela étant dit, abordons sans plus attendre les enjeux, tant culturels que politiques, du projet Centre des Archives Régionales Nordstad . Inutile d'insister sur le fait que les documents séculaires et inédits pour la plupart nécessitent des soins appropriés quant à leur conservation. Jaunis, pourvus de belles couleurs lie de vin et de surcroît cassants, les papiers sont souvent stockés dans des conditions déplorables, enveloppés dans du papier d'emballage, ficelés comme de vulgaires colis postaux, et exposés aux inondations, aux moisissures, à la poussière ou encore à l'appétit des insectes. Rien de plus censé alors que de léguer vos documents à notre institution garante d'une conservation judicieuse. Car seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d'être un objet culturel.
Vers un Centre des Archives Régionales Nordstad
[1] TRAVERSO E., Le passé, modes d'emploi. Histoire, mémoire, politique , Paris, La Fabrique éditions, 2005, p. 13 s.
[2] La notion de « déterritorialisation a été analysée par Ramon A. Guatiérrez lors de la réunion annuelle (1992) de la Society of American Archivists dans un document intitulé « From Global Process to Local Knowledge ». En bref, cette notion fait référence au mouvement massif de populations, de capitaux, de technologies et d'idées et à leurs conséquences sur les sociétés.
[3] BLAIS G., Accès aux documents d'archives : État des lieux. Étude du programme de gestion des documents et des archives (RAMP) , Paris, Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture, 1995, p. 1.
[4] Loi française 79-18 du 3 janvier 1979 sur les archives.
[5] Profitons encore de l'occasion pour souligner qu'un dépôt se fait sur base d'un contrat écrit retenant les droits et devoirs réciproques. Normalement le dépôt peut-être révoqué à tout moment et le déposant se réserve expressément le droit de propriété.
Soulignons aussi que la réunion d'archives ne constitue pas une fin en soi. Ce n'est qu'un instrument qui se justifie par les résultats qu'il permet d'obtenir : la consultation en vue de la recherche et de l'enseignement. C'est elle qui justifie les mesures susmentionnées puisque les archivistes travaillent pour des « clients », qui attendent d'eux le service de restitution de l'information auquel ils se sont engagés. Or, les services existants ne sont nullement équipés pour faire les recherches exigées et elles éprouvent souvent de fortes difficultés pour satisfaire les demandeurs. Afin de palier à cet inconvénient, notre souhait le plus cher est de rendre les documents d'archives facilement accessibles. Nous allons, par ailleurs, prêter notre concours aux expositions, colloques, ainsi qu'aux publications qui ont trait à l'histoire locale et qui accompagnent les fêtes et commémorations d'anniversaires qui sont à l'ordre du jour.
Pour ce faire, notre mission relève dans un premier temps de la collecte systématique et organisée de documents d'archives. Sans prétendre à l'exhaustivité, nous privilégions dans cette prospection l'axe de l'insertion géographique, c'est-à-dire les fonds touchant directement aux caractéristiques de la région de la Nordstad. Il est, par exemple, nécessaire de recueillir et de perpétuer les souvenirs des « griots » diekirchois sous une forme stabilisée qui peut ensuite faire référence. En effet, les archives orales permettent de découvrir ce dont on n'a pas entendu parler, ce qui ne laisse pas de traces écrites, les intrigues, les états d'âme, les hésitations, les doutes, les ruses, les bons sentiments. Les entretiens fournissent d'autres informations que les sources écrites, elles les complètent ou elles les corrigent, sans les remplacer.
Parmi les documents recherchés figurent aussi les fonds de politiciens et d'intellectuels qui offrent un intérêt documentaire de premier ordre, mais qui tendent à se raréfier, voire à disparaître. L'évolution identique des archives familiales est renforcée par la crise que connaît pour des raisons socio-économiques l'institution familiale : la diminution de la domesticité, l'évolution du mode de vie, ainsi que l'affaiblissement considérable de la terre dans le patrimoine et les revenus. L'existence d'associations ou d'entreprises, par opposition à la continuité du service public apparaît singulièrement fragile, et impose parfois une collecte d'urgence. Cependant, dans certains services communaux, les fonds anciens ne représentent guère plus qu'une masse de papiers dont on ne se débarrasserait volontiers à la première occasion. Notons aussi que le goût croissant de l'histoire après la dernière guerre, qui a causé de nombreux dégâts et mis en ruine bon nombre de nos villages, a favorisé l'essor d'un marché qui entraîne le dépeçage des archives familiales et personnelles. Tout ceci est difficilement conciliable avec le respect des fonds et l'intérêt de la recherche historique, ce qui nous oblige à intervenir promptement.
En somme, les documents d'archives qui résultent de cette collecte font le trait d'union entre le passé et le présent, préparent l'histoire de demain et la rendent plus vivante et moins anonyme que celle des siècles révolus. Ils éclairent l'histoire locale et régionale sous les aspects les plus divers et font revivre les joies et les peines, les pensées et les actions quotidiennes de nos ancêtres. Ces documents sont un élément de référence pour nos existences de tous les jours et un moyen d'enrichir notre mémoire collective. Ils contribuent à enrichir l'histoire de notre région en constituant pour les générations futures d'historiens une source inédite dont le caractère irremplaçable s'impose. C'est un saut fantastique dans la connaissance !
Au lieu de thésauriser ces mille et un documents jalousement sur vos greniers ou dans vos caves, soyez donc sensibles aux avantages de l'archivage pour la collectivité et déposez vos documents [5] au Centre des Archives Régionales Nordstad pour qu'ils deviennent dès lors un élément constitutif du patrimoine culturel et qu'ils puissent ravir et émouvoir le lecteur ou le spectateur par-delà les siècles.
Il va sans le dire qu'un archivage rationalise aussi la gestion de l'information et assure une meilleure conduite des affaires. Le classement et l'inventorisation des documents d'archives, ainsi que la création de bases de données reposent actuellement – faute de personnel qualifié – pour une bonne partie sur l'initiative privée et le bénévolat, sans coordination d'ensemble. Et que dire des inventaires quasiment absents rendant toute recherche infructueuse ? Certes, il est illusoire de dire que nous allons tout informatiser, mais si les documents les plus importants pouvaient l'être, une grande chose serait accomplie